Ceux qui n’ont pas le sens de la différence se trompent presque toujours lorsqu’ils essaient de définir la notion de l’identité de genre. Ils se trompent presque toujours, soit parce qu’ils n’en savent pas grand-chose, soit parce qu’ils y vont avec des préjugés : ceux-là se disent souvent que le monde court à sa perte. Pourtant ce qui est perdu c’est le sens de l’autre, la vérité de la différence de l’autre. D’ailleurs Sartre n’a-t-il pas clamé haut et fort que l’enfer c’est l’autre ? Et ce même Sartre a aussi redit dans L’être et le néant qu’autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. Du coup, l’autre est à la fois enfer et paradis, celui qui nous rend fou et celui qui nous rend heureux. La question de l’identité de genre s’impose alors à nous non pas comme folie, mais comme une réalité. À cette aune, la lecture de La Signature rouillée de David Beaudoin pourrait bien ouvrir une voie sur la question de l’identité du genre. Pourtant, dans cette note de lecture, je me limiterai à la portée historique de l’œuvre sans occulter la question de l’identité du genre qui est tout aussi essentielle
Publié en 2022, La signature rouillée découvre la plume d’un auteur qui met en avant une effraction psychologique issue de l’expérience du personnage principal qui, partagé entre l’art et le travail, va passer des crises hallucinatoires aux visions le mettant en face de son histoire et de ses origines; une plume aiguisée plus ou moins mélancolique, une quête sur la réalité tangible où se mêlent souvenirs, attachements, enquête et détachements; un sentiment mêlé de lointaine étrangeté et d’attachement pour le Paris d’une certaine époque, pour les personnages de la toile et pour l’environnement. Autant de fondations pour ce roman si particulier.
De quoi s’agit-il ?
Invité à restaurer une toile vandalisée, Antoine G. restaurateur d’œuvres d’art québécois vivant à Paris, passe par une réminiscence, car l’un des personnages de la toile lui rappelle sa grand-mère, mais se révèle aussi être l’incarnation d’un type de féminin hors pair. L’œuvre qu’Antoine G va restaurer porte une histoire. Déjà, la toile représente Le sauvetage des malades de l’hôpital de l’Ancienne Charité. On y voit des patients qui se déplacent lors de l’inondation de Paris en 1910, lors du débordement de la Seine. Sur la toile, il y a une femme drapée de blanc qui a l’air souffrante et que l’on porte sur un linceul. Antoine est subjugué par cette toile et a du mal à suivre la directrice du musée.
Ce souvenir le conduit ipso facto dans l’expérience de vie de sa grand-mère : les causes de sa folie. Il revit ce passage et se questionne sur l’asile de son aïeule.
Les 17 chapitres qui composent ce roman donnent le ton d’une grâce obscure et dégagée de toute attraction poétique ou représentative, une écriture trempée dans l’existence, entre mémoires, souvenirs et identité, un panachage de réalisme et d’idéalisme.
Outre la page sur la réminiscence, le roman met en avant les relations interpersonnelles et intemporelles (immortelles), qu’elles soient exclusivement masculines ou féminines. Il y a de la place pour le sexe, l’amour et l’amitié. En se liant d’amitié avec la femme de la toile, Antoine G. montre que l’amitié est intemporelle et que rien, ni le temps ni l’espace ne peut empêcher deux personnes de s’aimer.
Une interprétation de la motivation d’A. Boulanger
La signature rouillée est en quelque sorte une revalorisation du tableau de Boulanger qui met en avant une partie importante de l’histoire, parfois oubliée. Il est donc à la fois un hommage, une réappropriation, un souvenir, mais une mise en avant du sentiment le plus important qui existe : l’amour. L’amour tout court, parce que l’amour se fout de l’identité de genre.
Dans les annales historiques, on se souviendra que du 20 au 29 janvier 1910, la ville de Paris subit une crue centenaire de la Seine, et les inondations touchent plus de la moitié de la capitale. Parmi les 20 000 constructions immergées à des degrés divers, plusieurs hôpitaux, dont celui de l’Ancienne Charité. Boulanger, peintre assez méconnu de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, peint une toile pour immortaliser cette catastrophe. À l’instar de Boulanger, David Beaudoin restaure le drame dans la mémoire des vivants. À travers son roman, il rend un hommage à Boulanger potentiellement vécu et dont la toile en serait l’incarnation achevée.
Essentiels dans une existence, l’amour et l’art sont au fondement de cette œuvre romanesque. Toute création appelle l’imaginaire, mais Beaudoin choisit de penser l’art, l’amour en lien avec la réminiscence et l’identité du genre. Dans un geste subliminal d’éclaircissement, l’auteur, à la manière du personnage central (Antoine G.) du roman qui doit restaurer la toile, restaure une histoire, lui assure une permanence et redonne le souffle de vie à A. Boulanger.
Très bon roman, ce premier roman de David Beaudoin fera date. Mémorable.
Karl Emmanuel Makosso