« Il y a terriblement quelque chose de terriblement fusionnel entre nous et malgré tout ce qui nous empêche d’être ensemble aujourd’hui, j’ai toujours cette petite voix au fond de moi qui me dit que les choses sont encore possibles ».
Le déchirement. L’office funèbre n’aura pas lieu, roman publié en 2022, met en avant un récit qui se déroule entre l’est de la République démocratique du Congo et la ville de Québec au Canada. Il accorde également une place au rêve qui devient ici comme le lieu du souvenir, de la projection et du refoulement. L’histoire est développée à partir d’une relation entre deux personnes qui se sont aimées au Congo, qui se retrouvent plus tard au coin d’une ruelle dans la ville de Québec. Elles s’expriment à travers un échange épistolaire. Elles parlent de leur amour certes, mais aussi des tragédies qui font perdre la vie aux personnes estimées, aux proches, à l’humain; perte de vie physique ou simplement spirituelle ou morale.
Hommage au père Vincent Machozi Karunzu, assassiné, et hommage aux héros quotidiens de l’est de la RDC, ce roman narre le bouleversement et l’inquiétude d’un peuple qui se bat tous les jours pour exister.
Il est presque 13 heures. L’assassinat du père Vincent ne fait même pas la une des journaux. C’est comme ça que ça se passe dans ce pays-là. Quand il s’agit de propagande mensongère, on en fait la manchette des journaux, on la diffuse en boucle à la télévision en déclinant toute la rhétorique du sensationnel. Mais quand il s’agit de vie humaine, de l’existence d’un héros qu’on éteint de manière lâche et barbare, les médias à la solde des politiciens se font avares, rejetant l’information dans la rubrique des faits divers.
Le récit tourne autour de deux personnages principaux, Anna et Christopher, qui se sont aimés jadis et qui se sont retrouvés, mais qui volontairement choisissent le mode épistolaire pour communiquer, même en vivant sous le même toit. L’intrigue est éclatée, mais les thèmes soulevés sont la guerre et l’injustice ou plutôt le besoin de justice. Si L’amour est la toile de fond de l’œuvre, les questions principales sont politiques, sociologiques et religieuses. L’amour devient donc ici un prétexte pour dire le malaise social d’une politique qui est devenue déloyale à son essence de gestionnaire de la cité.
Le déchirement. L’office funèbre n’aura pas lieu : un imaginaire rythmé
La première caractéristique de ce roman, c’est en premier lieu le genre épistolaire qu’utilise Gaston Ndaleghana Mumbere. Il s’agit d’un échange à trois dimensions, entre Christopher et Anna et entre Anna et Anna qui questionne Dieu.
L’auteur recourt parfois au lexique amoureux, charnel, fraternel, religieux. Un lexique qui laisse transparaître l’émotion et fait vivre au lecteur une histoire amoureuse particulière évoluant dans le temps, mais centrée désormais sur le bien social et le souci de l’autre. On retrouve dans cet échange amoureux, des désirs, des souhaits, des doléances.
Entre ces rythmes, on note aussi la voix indirecte d’un peuple qui, sans être présent, domine le discours de la narratrice principale. Un peuple perdu, désabusé, fatigué et qui ne sait plus vers qui se tourner, parce que même Dieu semble avoir déserté les lieux. Un peuple qui vit dans l’incertitude permanente
Comme tu le sais, là-bas, on n’est assuré que d’une chose : l’incertitude. On se réveille chaque matin sans savoir comment se terminera la journée et, la nuit venue, on s’endort sans être sûr qu’on se réveillera. Les choses basculent toujours au moment où on s’y attend le moins. Comme ce triste jour dont le souvenir toujours m’étrangle… Nous fêtions lorsque, soudain, des tirs à l’arme lourde ont provoqué la débandade. On a eu la vie sauve qu’en nous couchant par terre à plat ventre.
Le roman est constamment éclaté et disséqué comme si volontairement l’auteur, derrière Anna ou Christopher, voulait dépouiller son œuvre et la vêtir simultanément ou la dévoiler sous un nouveau jour pour apporter de la lumière au présent passé et à venir en essayant d’attirer l’attention du lecteur sur ce qui se passe réellement dans son pays. En témoigne d’ailleurs le soliloque présent dans les deux premières parties ainsi que dans les lettres à Dieu. Cela rappelle au lecteur que même si le roman n’est qu’une fiction, il y a une part de réalité qui la constitue et c’est ce qui donne de la vigueur au message véhiculé. Il y a certes l’imaginaire à savourer, mais il y a d’abord une attention particulière à porter à cet environnement géographique de la RDC.
Le silence de Dieu dans Le déchirement. L’office funèbre n’aura pas lieu
Le visage de Dieu est incontournable dans ce roman. Un Dieu qui se fait silence et qu’on ne peut entendre. Un Dieu trop silencieux. Un Dieu qu’on a envie de questionner devant la force du mal. Existe-t-il ? Aime-t-il l’humain ? Peut-on continuer à croire en lui, même lorsqu’un prêtre ou un père de famille est assassiné ? Qui est Dieu ?
Cher Dieu
Je parie que tes yeux auraient du mal à regarder le drame de ce matin dans ce camp de réfugiés. Dans la pénombre, la journée a pourtant commencé comme d’habitude : les louanges d’adoration, des prédications à tue-tête ou ton amour, ta miséricorde et surtout ta protection sont mises en évidence. Puis, à peine levés, tous les habitants du camp sont surpris par le drame qui précipite brutalement plusieurs vies dans le séjour des morts. Tout semble de ta faute, car ce sont les disparités raciales et morphologiques qui sont à la base de cette tragédie. Pourquoi as-tu créé différentes catégories d’humains ?
Avec ses questionnements, la mort du prêtre, la mort du père d’Anna et la mort de milliers de personnes, la thématique du deuil s’impose dans le roman. Le thème du deuil est ici exposé sous toutes ses facettes, car l’est de la RDC est devenu l’abattoir de ceux qui ne croient pas en la vie : les tueurs.
Le déchirement. L’office funèbre n’aura pas lieu : mise en scène du paradoxe de la résilience
Malgré le deuil et les drames, il faut avancer. C’est le sens de multiples naissances et renaissances présentes dans le roman. L’immigration, les retrouvailles avec Christopher, la maternité d’Anna et la décision de tourner la page sur la mort de son père pour continuer de vivre.
C’est là, sur la 41e rue, que je suis née pour la deuxième fois. Ah, on n’y fait pas souvent attention, mais les deuxièmes naissances ne sont pas que religieuses, comme celle de Nicodème. Elles ne concernent pas seulement les conversions. Ou pour le dire, les secondes naissances peuvent aussi concerner des retrouvailles avec soi-même quand l’amour amène deux êtres à se voir l’n dans le cœur de l’autre aussi clairement que dans un miroir, comme il se produit quand on retrouve quelqu’un venu de très loin.
Gaston Ndaleghana Mumbere mène ici une réflexion sur la résilience et sur la nécessité d’avancer, même lorsque tout va mal. Christopher et Anna s’aiment depuis toujours, mais ils ont été séparés par la force des choses, puis ils se sont retrouvés, toujours par la force des choses. Ils se re-mettent ensemble pour s’aimer sous le regard du ciel et de la terre, pour panser leurs blessures ensemble et pour perpétuer la vie. Dans la suite du roman, l’auteur ne cessera de réfléchir pour souligner cette ambiguïté de la résilience. Être traumatisé, mais décider de s’en sortir, résister à un choc, réussir à vivre et à avancer positivement, malgré les souffrances et les risques.
À travers ces différentes combinaisons résilientes, Ndaleghana Mumbere livre un examen délicat de la vie, de sa fragilité dans un contexte de guerre. Il présente la question épineuse de la guerre à l’est de la RDC pour rappeler aux gouvernements et au monde entier que sauver des vies est un impératif absolu.
Nathasha Pemba