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éfiance et délitement du lien social : telles sont les afflictions qui définissent l’action du terrorisme selon Tremblay. Il écrit, dans un style clair, et limpide, néanmoins poétique, ce que vit le monde d’aujourd’hui. C’est ce qui fait de son roman un incontournable de notre temps, car la question du terrorisme qui se pose encore, aujourd’hui, avec acuité, est toujours en quête de solutions.
En effet, depuis quelques mois déjà, le monde ne passe pas plus de deux semaines, sans qu’il n’y ait de revendications d’attentats à travers le monde. Il y a, par ailleurs, des pays qui vivent le terrorisme au quotidien. C’est le cas de la Syrie notamment. Et l’on pourrait dire, en parlant de terrorisme, qu’il n’existe pas une seule de forme de terrorisme, puisque la réalité que ce mot décrit est protéiforme. Mais le monde restera unanime sur le fait que lorsqu’on parle de terrorisme, il est forcément question d’actes de violence, commis soit par une organisation soit par des individus isolés. Le seul objectif des terroristes est de créer un climat d’insécurité, même si certains chefs terroristes utilisent désormais le nom de Dieu pour manipuler les candidats au sacrifice ultime.
Toutefois, le terrorisme dont il est question dans L’orangeraie a un nom : le djihadisme. Celui-ci utilise aujourd’hui plusieurs moyens pour créer un climat de terreur, mais aussi pour faire du chantage à des gouvernements de leur choix, comme on le voit aujourd’hui avec le gouvernement français. Par conséquent, comme les autres types de terrorisme, le djihadisme inflige, lui aussi, des dommages ou des torts aux personnes et aux biens. Il désagrège le vivre-ensemble, crée la zizanie, enfonce dans la stigmatisation et engendre la méfiance.
Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, 2084 de Boualem Sansal, L’Étranger de Camus, sont autant d’exemples qui traitent d’une question qui, sans être intimement liée au terrorisme selon la version de L’orangeraie, touchent ladite question et pose le problème de l’existence religieuse communautaire et de l’inexistence sociale de soi comme un problème fondamental pour ceux et celles qui sont invités à venger des proches.
Ces œuvres, précitées, se sont imposées à moi lorsque j’ai commencé la lecture de L’orangeraie. Il y a, à mon avis, une similitude entre Amed de Tremblay et Haroun de Daoud. Les deux ont la mission de venger, dans des contextes différents certes, mais de venger des proches pour sauver l’honneur de la famille, de la communauté et de la religion. L’œuvre de Tremblay évoque le problème du terrorisme à travers le djihadisme, dans un pays, quelque part à travers le monde, un pays qui n’est nommé nulle part. Un pays en guerre, entouré de montagnes.
Cette espèce de neutralité géographique est certainement une des marques spécifiques de l’auteur pour montrer que le problème qu’il pose, à savoir celui du terrorisme, est un problème universel.
Chaque illustration avancée souligne les vives réalités que connaissent ces personnages : confusion entre religion, politique et culture, la démission des adultes et l’instrumentalisation de la foi, la résignation ou le silence des femmes/mères.
L’orangeraie est un livre puissant qui habite pendant longtemps celui qui le lit. Il est puissant parce qu’il cible exactement, à travers le dévoilement de la manipulation de l’innocence et de la tradition religieuse, un immense sujet. Il vous habite pendant longtemps parce qu’avec les attentats qui sont devenus légions dans notre société, faite d’hyper médiatisation et dirigée par la mondialisation, il est difficile de ne pas se souvenir de l’histoire de ces deux garçons sacrifiés par des adultes en quête de légitimité religieuse et clanique.
Le roman commence par l’image d’une famille heureuse et unie : les deux jumeaux, la grand-mère et la mère. En effet, il est question d’Amed et d’Aziz, frères jumeaux, élevés ensemble, autour de l’orangeraie familiale, et dont le destin sera celui d’honorer la mort des leurs. Après le passage d’un obus qui tue leurs grands-parents, l’harmonie familiale s’évapore dans les cendres des obus et de la folie humaine. Arrive un homme du village appelé Soulayed qui, de commun accord avec les parents des jumeaux, va leur proposer le martyre de Dieu comme voie du bonheur.
Il sera, dès lors, question de choisir entre les deux, celui qui pourra partir. Partir comme martyr pour une « autotorture ». Il s’agira, en réalité, de faire porter une ceinture d’explosifs à un enfant de neuf ans pour pouvoir venger ses grands-parents et les autres morts du village. La vengeance, l’honneur et la gloire de Dieu sont les mobiles de ce martyre. L’enfant doit alors devenir, pour un instant, en attendant sa mort, un enfant-soldat. Mais un enfant soldat dont la mission sera de tuer d’autres enfants, innocents comme lui.
Arrachés à la vie par la faute de certains adultes. Il faudra sacrifier un enfant, comme l’ont fait plusieurs familles au village. Ce sera donc aux parents de déterminer celui qu’ils enverront au supplice. Le choix du père se portera sur Amed, tandis que celui de la mère se portera sur Aziz. Pour la mère, ce sera simple. Aziz ne sait pas qu’il est en fin de vie, parce que portant une malformation cardiaque. Il est donc le sacrifice idéal. Dans la mesure où Aziz et Amed se ressemblent comme deux gouttes d’eau, il sera, dès lors, possible de tromper la vigilance du père. Il serait donc plus intéressant, aux yeux de la mère, qu’Aziz meure en savourant le bonheur du martyre au lieu de mourir faiblard sur un lit d’hôpital. Mais la ruse de la mère c’est de pouvoir donner à se donner l’occasion de garder avec elle, quelque temps encore, un de ses fils, Amed. Ainsi, Amed devra-t-il désormais s’appeler Aziz pour tromper le père et le village.
Entre l’astuce maternelle et la sagesse féminine, Tamara réussira-t-elle à cacher ce lourd secret à son mari? Et Amed, le nouvel Aziz, assumera-t-il, sans états d’âme, ce martyre de son frère jumeau? Comment comprendre cette volonté tenace d’un homme qui n’est pas membre de la famille à vouloir à tout prix envoyer des enfants au martyre? Comment Tamara, Amed et le père surmonteront-ils ce sacrifice?
L’orangeraie m’a fait penser à un épisode biblique, celui de Jacob et d’Ésaü où ce dernier cède son droit d’ainesse à son frère Jacob. Ici il ne sera pas question de ce type de sacrifices, mais il sera encore question de la complicité entre les deux jumeaux, et de l’intelligence de leur mère pour pouvoir donner sens à quelque chose. Aziz acceptera de mourir en se faisant exploser. Il donnera sens à l’histoire et à la révolte d’Amed.
La relation que je fais avec Meursault Contre-enquête de Kamel Daoud, un autre livre qui m’habite encore et que je n’ai jamais eu le courage de « chroniquer », se situe justement au niveau de cette idée de la fraternité : deux frères que l’on sépare, mais dont l’un deviendra la mission de l’autre. Ahmed me rappelle Haroun, le frère de Moussa, l’Arabe tué par Meursault. Haroun est presque condamné à venger son frère. Il finit par ne pas exister lui-même, parce que l’existence que sa mère décide de lui attribuer est celle de son frère.
C’est effectivement ce qui arrive à tous ces enfants envoyés au djihad, qui sont condamnés à faire la volonté de leurs maîtres et dont l’existence se dissout dans la volonté même de ces maîtres ou de leurs parents. L’existence, la leur, n’est plus un don, mais une attribution. Ils vivent sans vivre, parce qu’ils vivent pour venger. Et comme on le verra, tout au long du livre, toute la vie, après le djihad d’Aziz, sera un combat entre Aziz, sa nouvelle personnalité et Amed, sa vraie personnalité. Il a fallu le génie de Tremblay pour mêler et démêler toute cette complexité. Il l’a brillamment réussi.
Personnellement, j’estime qu’il faut de la concentration pour pouvoir comprendre de quoi parle véritablement ce roman et du mal que l’on inflige aux enfants en leur imposant l’idée du martyre. Cependant le grand problème, multiple, que pose l’auteur ne doit pas être éludé : celui du Dieu façonné par les hommes, un Dieu ayant le goût du sang de ses Créés, un Dieu affectionnant les tueries; celui de l’avenir que certains adultes choisissent de donner aux enfants; celui du rôle et la place de la religion dans les traditions. Doit-on tuer une masse de personnes au nom de Dieu ou de l’honneur? Quel Dieu? Quel honneur?
Ce roman de Larry Tremblay est simplement extraordinaire. Il suggère implicitement de refonder la question du vivre-ensemble et de revoir le problème de la religion qui, au lieu de rassembler, divise et fragmente le lien social ou familial, comme nous le constatons dans le roman, lorsqu’Amed le nouvel Aziz est renié par les siens, en commençant par sa famille. Il faut reconnaître qu’il est tout de même troublant de constater qu’au nom de Dieu, les soi-disant nouveaux martyrs de la religion sacrifient leur vie et celle des autres, sans même leur demander leur avis. Un attentat change toujours la vie des gens, des victimes et des parents qui désormais ont du mal à avancer, parce que chaque victime a un nom, une histoire et un projet.
Amed, le nouveau Aziz en fera les frais, même longtemps après avoir quitté son pays.
Ce roman est donc un appel non seulement aux lecteurs, mais aussi aux politiques, aux parents, aux enfants et aux religieux qui, parfois, à cause de leur silence injustifié, se font complices des tueurs. Condamner le terrorisme c’est déjà lutter contre ce problème. Si les terroristes veulent nous faire croire que le djihadisme est une chose normale, notre mission est de leur faire croire que ce n’est justement pas une normalité. Situer d’emblée le djihadisme sur le registre de l’immoral absolu, c’est gagner une première bataille contre les terroristes. Par son caractère meurtrier et criminel, le djihadisme est avant tout, la suppression d’une vie, une atteinte au droit d’exister avant d’être une atteinte au droit de disposer de son propre corps.
Tremblay questionne notre monde. Il dénonce le mensonge des adultes. Il pose indirectement la question de la morale kantienne de l’humanité : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ». Il s’agit donc d’accorder une place au sentiment du devoir à l’égard d’autrui, pour permettre à chacun, comme le souligne encore Kant, de considérer l’homme, non pas comme un moyen, mais toujours comme une fin. Le terrorisme ne peut être banalisé, car il est beaucoup trop présent dans notre monde d’aujourd’hui, c’est pourquoi au nom de la dignité humaine, nous devons tous nous sentir concernés, car, ainsi que l’écrit Habermas, « le terrorisme ne sert aucune cause : il est un canal maléfique qui cherche profondément à assujettir l’humanité. Les attentats, qu’ils soient justifiés ou non, nuisent simplement à l’humanité ».
Pour moi, L’orangeraie est un appel à la responsabilité.
Pénélope Mavoungou
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Larry Tremblay est un écrivain québécois. Il est l’auteur de plusieurs œuvres littéraires dont plus de seize pièces de théâtre, quelques essais, de recueils de poésie et des romans. L’orangeraie, son quatrième roman a reçu le « Prix des libraires du Québec »..