L’amitié se présente comme une relation affective fondée sur la réciprocité. Dans la Grèce Antique, elle a une coloration à la fois sentimentale, sociale, juridique, voire politique. S’il faut remonter à Aristote, par exemple, dans Éthique à Nicomaque, il élabore une classification de ce qu’il appelle la Philia; une notion qui englobe des liens de confiance, le bonheur, le bien-vivre, la communauté. Le Stagirite considère l’amitié comme une activité qui prend en compte le bonheur de l’autre en tant qu’égal. Il la considère aussi comme une vertu essentielle à la fondation des liens politiques. Ainsi, dans son sillage, plusieurs penseurs vont en faire le socle de leur pensée, voire la condition du vivre-ensemble. C’est, notamment le cas d’Augustin d’Hippone qui décrit l’amitié comme le lieu d’une expérience de vie ayant pour socle : le partage et la bienveillance.
Toutefois, si on parle beaucoup de l’amitié, une ambiguïté demeure entre l’idée et la réalité, entre le nom et la chose. Le titre de cet essai, selon notre compréhension ou nos attentes de l’amitié, peut être interprété de plusieurs manières. En effet, si Camille Toffoli, dans une écriture particulière et une présentation colorée, présente les prérequis de tout être humain à vivre la relation d’amitié, notons cependant qu’elle n’absolutise pas l’amitié, car son argumentation est réaliste et tissée de vécus.
« Amitier » en sororité et en masculinité
Se posent donc immédiatement ici, plusieurs questions : en matière d’amitié entre femmes ou filles, hommes ou garçons, quel est le canon à établir ? La neutralisation des relations amicales implique-t-elle une prise de distance entre personnes de même sexe, notamment lorsqu’on est femmes ou hommes ? Quelles sont les difficultés inhérentes à l’amitié entre personnes de même sexe ? Camille Toffoli s’interroge : pour quoi d’autres filles recherchent tant la proximité des garçons, et, surtout pourquoi elles préfèrent cette proximité à celle des filles ?
À travers le témoignage de Roxane, l’auteure souligne l’importance de l’amitié entre femmes (sororité) qui se traduit par exemple par sa relation (Roxane), en tant qu’éditrice avec des auteures. Camille Toffoli déconstruit le mythe qui consiste à croire que les femmes ensemble ne peuvent rien produire de positif. De cette façon, elle considère que cette rivalité souvent présente entre femmes et alimentée par l’autre sexe peut être sauvée par la sororité. Elle cite d’ailleurs Chloé Delorme qui considère que la sororité est un outil de puissance et une force de ralliement qui peut permettre de briser l’isolement de certaines femmes.
Outre la sororité, Camille Toffoli parle aussi des masculinités de l’amitié entre hommes en montrant que les difficultés dans les amitiés ne sont pas l’exclusivité des femmes. Même chez les hommes entre eux, c’est difficile. Il s’agit, de ce fait, d’une question humaine et non liée à un genre donné.
L’amitié : prendre soin de soi et prendre soin de l’autre
Compte tenu des différentes expériences contenues dans l’ouvrage, on pourrait s’attendre à ce que l’amitié soit déjà vue comme le lieu du salut absolu ou de la rédemption des uns et des autres. Il n’en est rien : elle est ou pourrait être le lieu de l’acceptation de nos propres vulnérabilités, de la connaissance de soi et des autres. Le lieu du respect du pacte d’amitié. À partir de sa relation avec son ex-amoureux, l’auteure montre, en filigrane, la différence entre la relation amoureuse et l’amitié. En amour on sacrifie souvent la réciprocité parce que simplement, on veut faire plaisir à autrui au détriment de soi-même. Elle montre ainsi, comment en prenant conscience de sa réalité, l’amitié l’a sauvée de la violence conjugale : « en temps de crise, l’amitié justifie les gestes les plus beaux et les plus insensés ».
La question de l’amitié peut également porter sur le désir, l’amour, la communauté, la famille, les mêmes intérêts voire les différences, mais l’une de ses plus grandes forces se trouve dans la liberté et la réciprocité. On peut aussi s’inspirer des grandes histoires d’amitié comme celle de Montaigne avec La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». L’amitié n’existe pas sans autrui. Au sens de la réciprocité, on ne peut pas par exemple dire : j’aime mon amitié avec moi-même et je me le rends bien. La relation à l’autre est ce qui donne du sens à notre être au monde. On pourrait aussi ici se souvenir de ce qu’écrivait Sartre dans l’être et le néant : Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. Cela nous amène à considérer que même dans l’amitié, il faut se créer des espaces à soi pour faire de la place à autrui. Sans cela, aucune réciprocité ne peut exister. Les amitiés sont donc partout et toujours. Il faut juste les encadrer.
Réinventer l’amitié
L’ouvrage de Camille Toffoli est une belle feuille de route. Il est le parfait exemple de comment on pourrait envisager l’amitié. Loin des théories et des ambiguïtés surnaturalistes, l’auteure use ici d’une argumentation basée sur le phénomène de l’amitié tel qu’il se donne à voir et à vivre; une argumentation claire appuyée sur des faits vécus et d’une lecture agréable. La perspective envisagée par Toffoli rappelle non seulement que l’amitié est essentielle à la vie, mais aussi qu’elle demeure toujours d’actualité. Si l’esprit de l’ouvrage consiste à attirer notre attention sur l’amitié, l’auteur réussit à nous faire comprendre qu’aujourd’hui, en matière d’amitié, il va falloir composer avec toutes les couches et tendances sociales sans en briser les critères. De ce point de vue, l’ouvrage constitue une charpente précieuse et sa présentation réitère rentablement la thématique de l’amitié dont l’ouverture contemporaine pose parfois des questions.
Nathasha Pemba