L’on se souviendra encore longtemps du troisième roman de Djaïli Amadou Amal, Les Impatientes (Emmanuelle Collas), avec lequel elle est passée si près de remporter le Prix Goncourt en 2020. Première femme d’Afrique subsaharienne à être finaliste de ce prestigieux prix parisien, elle va toutefois être lauréate du Prix Goncourt des Lycéens la même année et par la suite le choix Goncourt de plusieurs pays. Avec sa première version publiée sous le titre Munyal, les larmes de la patience, aux Éditions Proximité, Djaïli Amadou avait déjà été couronnée Prix de la Presse panafricaine et Prix Orange du livre en Afrique, en 2019. Mais bien avant, elle a publié aux Éditions Ifrikiya ; deux romans tout aussi attrayants : Walaande, l’art de partager un mari (2010) et Mistiriijo, la mangeuse d’âmes (2013). Traduite en plusieurs langues, l’écrivaine camerounaise, qui a reçu de nombreuses autres distinctions pour son engagement dans le respect des droits de la femme notamment, a fait paraître son dernier roman Cœur du Sahel en avril dernier chez Emmanuelle Collas, et chez Proximité juste après. Et nous voilà encore une fois au cœur du Sahel !
Depuis ce jour-là, Faydé a pris conscience de certaines réalités sur son statut de domestique. Elle a remarqué qu’on la sert toujours dans une assiette à part, comme celle de Biri ou comme celle des chats. Même quand toute la famille mange ensemble, on lui donne toujours sa part, seule. Elle connaît les règles : elle n’a pas le droit de manger avec eux, elle n’a pas le droit d’utiliser leurs toilettes. Elle peut rester au salon pour regarder la télévision, mais ne s’assied que dans le coin à côté de la porte sur le carrelage, tandis que les membres de la famille se prélassent dans les canapés ou se couchent sur les tapis moelleux. Chacun doit rester à sa place.
Ainsi se présente le quotidien de la jeune Faydé, depuis qu’elle a décidé d’aller à Maroua, pour devenir domestique et aider sa famille qui croupit sous le poids de la misère dans un village de l’Extrême-Nord camerounais. Alors que sa mère et ses cadets commencent à bénéficier des fruits de son travail qui l’épanouit malgré tout, la secte islamiste Boko Haram entreprend d’attaquer les pauvres villageois dont la routine quotidienne est déjà assez pénible à supporter. Ils brulent et pillent le village. Les villageois qui ont le malheur de se faire prendre sont tués sans regret, les plus chanceux s’enfuient. La psychose est sans pareille, même dans la capitale régionale, Maroua, où les hommes en treillis multiplient les patrouilles et le couvre-feu met en branle la quiétude et l’insouciance qui y prévalaient.
Faydé tombe malheureusement sous le charme de Boukar, un proche de la famille qui l’emploie. Les deux s’éprennent d’un amour qu’ils vivent en secret. Un amour impossible non seulement à cause de la différence ethnique et religieuse, ainsi que de leurs classes sociales, mais aussi parce que le jeune homme doit se marier avec une autre fille soigneusement choisie par sa famille. Leur idylle secrète est découverte par tous et le scandale éclate. La protagoniste est obligée de quitter la ville pour éviter les représailles dues à son indélicatesse. Elle y revient cinq ans plus tard, non plus comme fille de ménage, mais en tant qu’infirmière. Et par coup de sort, elle a une patiente qui n’est autre que son ancienne patronne. Ce qui lui permet de rencontrer à nouveau Boukar, qui lui propose de briser toutes les barrières ayant entravé leur amour. Rien ne peut empêcher deux cœurs de s’aimer !
« Nous ne sommes pas du même monde qu’eux », cette phrase revient plusieurs fois dans le texte. Elle exprime à suffisance la frustration de la couche ouvrière et le gouffre qui sépare les différentes strates constituant la société textuelle. Laquelle société a des règles : les uns et les autres doivent se marier en fonction de leurs classes sociales et de leurs appartenances religieuses. Lorsqu’il arrive qu’un patron soit étourdi par les rondeurs affriolantes de son employée, il la viole sans concessions. C’est d’ailleurs de cette manière que la mère de Faydé l’a conçue durant sa vie de domestique. Et même Faydé est tombée dans les griffes d’un proche de son patron, mais s’en est sortie indemne. Le mépris des plus fortunés à l’endroit de leurs employés est répugnant. Être domestique est une calamité, on dirait. Cela donne droit à toute sorte de dédain, de mauvais traitement et de violence possibles. Faydé n’entend pas se soustraire à cet ordre établi, et laisse son cœur la guider vers les sentiers de son bonheur, fussent-ils tortueux.
La tristesse qui parcourt les arcanes de ce texte est visible dès la couverture (édition camerounaise), où l’on peut clairement apercevoir une adolescente, visiblement, avec un visage fermé. Pourtant ravissante, bien maquillée et bien habillée, la jeune dame semble préoccupée, mais son regard fixe un objectif. Cette image correspond à Faydé qui, dès l’entame, manifeste son mécontentement à sa génitrice qui ne veut pas la laisser quitter le village, afin d’aller se trouver un emploi de domestique à Maroua comme elle le souhaite. Même sans l’aval de sa mère, elle est prête à partir. Le texte s’ouvre donc à nous sous un air de tristesse. Cette tristesse décuple progressivement avec les violences que subissent la protagoniste et ses amies, toutes déterminées à se battre pour survivre. Il arrive même que certaines d’entre elles se livrent à la prostitution pour s’occuper de leur famille, ce qui n’est pas le cas de Faydé qui vise plus loin et dont le rêve de réussir s’enfle à l’aune des injustices qu’elle vit au quotidien.
Le rêve est le socle de toute entreprise, le rêve est le fondement de toute réussite, le rêve c’est ce qu’on ne saurait défendre à personne. La puissance du rêve continue parfois de nous guider même lorsqu’on n’y croit plus nous-mêmes. Depuis son enfance, Faydé rêve de devenir médecin. Un rêve auquel elle a envie de ne plus croire, au regard de la misère qui les affuble :
Dans la lutte pour la survie, le rêve n’a pas de place ! l’interrompt la jeune fille. Surtout un rêve aussi fou dans cet environnement stérile qui ne s’y prête pas.
Il n’est donc pas seulement question de rêver, mais aussi de se donner les moyens pour réaliser son rêve. C’est ce qu’inspire l’ascension de la protagoniste tout au long du texte. Partie de son village après avoir arrêté l’école faute de moyens, elle reprend ses études avec l’aide de Boukar qui la trouve très intelligente. Son quotidien contraignant de domestique ne l’empêche pas d’obtenir son BEPC, tandis qu’un fils de la maison où elle travaille échoue au même examen malgré les privilèges qui sont les leurs. Après son baccalauréat qu’elle a eu en vendant du poisson braisé, Faydé, l’ambitieuse, entame ses études d’infirmière qu’elle termine également avec brio. Le rêve est donc permis !
Avec ce quatrième roman, Djaïli Amadou Amal est restée fidèle à sa ligne directrice : peindre la réalité socioculturelle et religieuse du Sahel, et donner de l’espoir aux femmes victimes de violences. Son œuvre est une invitation à la révolte, une estrade qui porte l’espoir d’un changement et un creuset du rêve d’une liberté dont certaines ont besoin pour s’épanouir. « La liberté s’arrache », a-t-on trivialement coutume de dire. Elle s’acquiert généralement au prix de la révolte. Mais la révolte n’est pas seulement violente, elle peut aussi être douce, avec des résolutions et des prises de décisions rigoureuses : la scolarisation, l’apprentissage d’un métier entre autres. Et s’instruire afin d’avoir un métier respectable par la suite ne nécessite pas forcément une grosse fortune. On peut partir de domestique pour devenir infirmière, par exemple, comme l’a fait Faydé qui est désormais respectée par ses employeurs d’hier. Susciter des émotions fortes, faire rêver et impulser une quelconque prise de conscience relèvent du pouvoir de la littérature ; et l’écriture de Djaïli Amadou Amal sait bien s’en servir.
Boris Noah