Joyce N’SANA : Mâma est une chanson pour ma mère, mais aussi pour toutes les mères

On lui doit certaines chansons du reggae et de l’afrobluehop. Celle que l’on surnomme Petite femme à grande voix est une artiste afroquébécoise, originaire de la République du Congo. Son reggae s’inscrit dans son parcours qui se situe entre blues, afropop et hip-hop. Le magazine québécois Ou’TAM’SI est allé à sa rencontre.

Qui est Joyce N’SANA?

Je me définis comme une artiste que la musique avait déjà choisie avant que je ne la fasse

Est-ce que vous vous considérez comme une artiste née ou une artiste par accident?

Je me considère comme une artiste née, car je viens d’un milieu où la musique a été présente depuis que je suis toute petite. J’ai donc suivi ce chemin sans me poser des questions. C’est la raison pour laquelle je dis que c’est la musique qui m’a choisie avant que je ne décide de prendre cette route.

Quelles sont les influences musicales qui ont bercé votre enfance?

Mon background est large. Je dis merci à mes parents qui ont fait en sorte que ce background soit aussi large. En effet, j’ai, pendant mon enfance, écouté tout ce que mon père écoutait c’est-à-dire la country, du Jazz, du Gospel, du Blues. D’ailleurs, ma première scène ou, disons plutôt la première fois que j’ai chanté devant les gens c’était à l’église. Mon père lui-même a été musicien avant d’être pasteur. Cela étant, il y a toute la musique congolaise qu’on écoutait. Je me rappelle que nous habitions à l’arrière d’une église, mais juste à côté, il y avait un bar. Alors, oui j’écoutais du gospel, mais je connaissais toutes les chansons de JB, Werrason et autres. Il y avait aussi le kilombo qui est un rythme qui m’avait beaucoup touché à cette époque-là. Je ne comprenais pas forcément les paroles. Mais ce double côté traditionnel et chrétien était particulier. C’est la raison pour laquelle ma musique ressemble à tout ce background.

À quelle période de votre vie avez-vous su que vous étiez faites pour la musique? Que vous allez en faire votre métier?

C’est quand j’ai quitté le Congo. Après mon bac je suis partie en France et j’ai commencé à faire mes études en langues étrangères appliquées et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré d’autres musiciens en particulier un groupe qui s’appelle Waleya. J’ai commencé à chanter avec eux tout en poursuivant mes études. Tout compte fait, il était hors de question pour moi d’annoncer à mes parents que j’avais arrêté les études pour me consacrer à la musique. Car je savais qu’on allait me rétorquer qu’on ne t’a pas envoyé pour faire la musique, mais pour un but précis, faire tes études. Après quelques années en France, je suis partie au Canada. C’est à ce moment que j’ai décidé de me consacrer pleinement à la musique en essayant de construire une carrière solo même si j’étais venue au Canada pour les études aussi.

C’est trois ans plus tard qu’il y a eu un genre de buzz ; j’ai fait une performance qui s’est retrouvée dans le Journal de Montréal puis finalement dans le journal les Dépêches de Brazzaville. C’est par cette voie que mes parents ont su.

Vous avez quitté le Congo à l’âge de 17 ans pour la France. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez vécu cette période?

Ç’a été une période difficile. J’étais partagée entre le devoir de faire ce que je devais faire c’est-à-dire obéir à mes parents et il y avait le côté où il fallait performer. C’est une pression. C’est vrai qu’on n’en parle pas assez, car cela entre dans le champ des valeurs que nos parents nous ont transmises, mais c’est une pression. C’était un nouveau pays, avec des mœurs différentes. Donc, il faut s’adapter, s’intégrer, et tout ça dans un laps de temps. Pourtant, j’avais une partie de ma famille maternelle qui était en France, mais j’ai trouvé cette période très difficile. C’est à cette période que j’ai été confrontée pour la première fois au racisme.

Vous avez ensuite quitté la France pour le Canada. Quelle en était la motivation?

La poursuite des études. En fait, je suis arrivée à quelques mois d’intervalle avec ma sœur qui était en Italie. Après ma formation en langues en France, je me suis inscrite au Canada en éducation à l’enfance (petite enfance) et ma sœur en éducation spécialisée.

Que représentent, pour vous, les mots «partir» et «recommencer»?

Ces mots définissent bien mon parcours et celui de beaucoup de gens d’ailleurs. Je me dis toujours que c’est ce qui devait arriver. En effet, à l’âge que j’avais c’était possible même si ce n’était pas facile. Pour tout dire, je n’ai jamais eu peur de recommencer. Bien au contraire, j’aime découvrir autre chose.

Comment vivez-vous votre immigration au Canada quotidiennement et artistiquement?

Après mon expérience en France, je dois dire que j’ai beaucoup appris. Ici au Canada, je découvre au quotidien les gens, la culture… On découvre les bons et les mauvais côtés. J’essaie de me faire une place. Étant une artiste femme et noire, venant d’un pays d’Afrique noire (parce qu’il y a beaucoup de femmes noires, mais qui ne viennent pas d’Afrique) c’est une tout autre expérience.

Que représente l’année 2016 dans votre carrière musicale?

C’est une année qui a tracé mon chemin pour la suite. J’ai sorti mon premier EP qui a été bien accueilli par le public. Une année où j’ai rencontré de belles personnes avec qui j’ai travaillé. L’année 2016 est une année où j’ai beaucoup appris en tant qu’artiste, mais aussi humainement.

Si je vous dis, Festival international des Nuits d’Afrique, que me dites-vous?

Je vous dis c’est là où tout a commencé. C’est la maison. Avant que je ne me produise sur la grande scène, j’ai fait ce qu’ils appellent les Sily d’or. C’est un concours de musique qui représente une vitrine pour les artistes d’ici. C’était un showcase, il fallait inviter les gens, choisir un thème et il y avait un jury. Il fallait mettre le paquet. J’ai reçu le 1er prix Mondomix avec mention d’honneur.  C’est comme ça que j’ai commencé à me faire connaître par les gens ici. C’est après les Sily d’or que j’ai pu jouer sur la grande scène Nuits d’Afrique. Je me souviens que j’étais enceinte. Ça a marqué les gens, puisque le lendemain j’étais dans le Journal de Montréal.

Votre univers musical nous offre un merveilleux voyage dans le temps et l’espace. Était-ce une évidence pour vous dès le départ ou bien cela s’est construit au gré de vos rencontres, voyages et expériences?

Je dirais les deux. C’est à la fois l’expression de ma personnalité, mais aussi le fruit de mon expérience parce que ça parle des choses que j’ai vécues, de mon cheminement de vie.

Dans quel genre musical vous reconnaissez-vous le plus entre le reggae, le blues, le gospel, le hip-hop et l’afro? Ou bien c’est un tout multiple?

De toute évidence, c’est un tout multiple.  Parce que je fais tout ça à la fois. Ce sont des musiques qui m’ont influencé. Il faut rappeler que toutes ces musiques trouvent leur source dans les rythmiques africaines. Donc, il est très facile pour moi de naviguer dans ces divers univers.

Radio-Canada vous a désigné «Révélation Radio-Canada 2020-2021», était-ce une surprise pour vous? Une forme de chance? Ou bien au contraire la reconnaissance de votre talent et de votre travail acharné?

Je dirais en premier que c’était une reconnaissance. Parce qu’on a travaillé avec acharnement. Quand je dis on ce n’est pas que moi. C’est toute l’équipe. Les musiciens, la production… On était arrivé à un moment où on était partout. Si tu ne voulais pas nous voir, tu nous voyais quand même. Comme on dit, c’est le travail qui paie. C’était donc pour moi une belle reconnaissance qui est arrivée au bon moment parce que si j’avais eu cette reconnaissance 3 ou 5 ans en arrière, je ne pense pas que cela aurait eu le même impact dans mon cheminement d’artiste, car je n’étais pas prête. Je n’avais pas assez appris même si jusqu’à maintenant je continue à apprendre.

Parlez-nous de votre 2e EP sorti en juillet 2021. Le contexte, les influences, les principales thématiques que vous avez voulu traiter.

Ce micro-album qui s’appelle Obosso a été construit pendant la pandémie de COVID. J’ai choisi ce titre Obosso parce que cela signifie aller de l’avant. Après la période que nous avons vécue, je pense que c’est ce dont on avait besoin : aller de l’avant. C’est un EP AfroBlueHop (un mélange des influences afro, blues et hip-hop). La production et la réalisation ce sont faites avec un producteur qu’on appelle Fred Hirschy. On a travaillé à distance puisqu’il est basé à Dakar et en Suisse.  Je suis très reconnaissante envers lui. Pour ce qui est des thématiques, je dois dire qu’il y a un focus sur la langue kikongo mais aussi sur les chants traditionnels. On va retrouver les rythmes des chants kilombo.

Ce micro-album peut-il être qualifié de retour aux sources ou encore d’hymne à la diversité linguistique et culturelle?

Le terme diversité est tellement vaste et on l’utilise à toutes les sauces. Je qualifierais simplement cet EP de focus sur les langues de chez moi.

La chanson Mâma qui incarne parfaitement cette diversité linguistique et votre capacité à naviguer entre douceur et puissance vocale symbolise quoi pour vous ?

Mâma est une chanson pour ma mère, mais aussi pour toutes les mères. Je voulais saluer leur courage, leur force et leurs sacrifices afin que leurs enfants aient un avenir meilleur. C’est une chanson de consolation pour ma mère.  

Peut-on dire que le Congo est au cœur de ce EP micro-album?

Oui, définitivement. Le Congo est au cœur parce que ce sont des rythmes qui viennent de là-bas, ce sont des langues qui sont parlées là-bas. En dehors du français et de l’anglais qui sont des langues importées. C’est un album du Congo qui veut parler au reste du monde.

Que représente la guerre dans votre construction musicale?

La guerre c’est ce qu’on a vécu et il y a des traces de ce vécu qui reviennent dans mes chansons. Quand on voit les violences qui sont faites aux femmes dans ces moments sombres, il est impossible de ne pas en parler. Donc quand j’ai l’occasion, je n’hésite pas à en parler, car c’est une partie de mon vécu.

Dans vos chansons, vous aimez naviguer entre douceur et montées rauques. Dans quel registre vous sentez-vous le plus à l’aise?

Les deux sans aucun doute.

Quel est l’état d’esprit qui vous anime lorsque vous écrivez vos textes ?  Et quel est celui qui vous habite quand vous êtes sur scène?

Quand j’écris, je suis dans tous mes états. Car cela dépend de ce qui se passe autour de moi, de ce que j’ai entendu. Je m’appuie beaucoup sur la réalité au quotidien. C’est cet état d’esprit qui m’amine. Sur scène, je suis habitée par la puissance de la musique. Ma présence sur scène est comme un moment d’exorcisme. Je ne me dis pas par avance : il faut que je fasse ceci ou cela. Je me laisse emporter, je me laisse conduire par l’esprit du moment. Quand il faut être douce, je suis douce et quand il faut aller chercher plus haut, je monte, quand il faut observer le silence, je suis silencieuse. Je dois dire que je suis heureuse d’être sur scène et je me donne à fond pour le public, car c’est lui aussi qui me transmet la bonne énergie.  

Est-ce que vous vous considérez comme une artiste engagée?

Oui, je me considère comme une artiste engagée.  Je n’avais pas d’autre choix que d’être une artiste engagée. Avec le background que j’ai, d’où je viens, il était évident que ma musique ne pouvait être qu’une musique qui dit les choses et qui dénonce. Je ne me voyais pas faire autrement. L’engagement et la dénonciation sont au cœur de ma musique.   

Quelles sont les principales thématiques sociales que vous souhaitez mettre en lumière?

La place de la femme. Les défis qu’elles rencontrent. En étant ici, je souhaite mettre en avant particulièrement les défis que les femmes qui viennent d’ailleurs rencontrent en s’installant ici. J’ai souvent parlé des femmes qui sont utilisées comme arme de guerre en Afrique, victimes des viols et autres. Mais en étant ici, j’ai aussi constaté que les femmes autochtones subissaient le même sort d’une certaine manière. Elles sont assassinées, violées et parfois portées disparues. Cette réalité m’a fait prendre conscience que les femmes où qu’elles se trouvent, sont confrontées aux mêmes difficultés.

Je parle aussi de force, de croyance, de foi, de spiritualité et surtout de justice, car je considère qu’il n’y a pas de paix sans justice.

Vous êtes mère, femme, et artiste. Comment vivez-vous cette triple expérience?

Ce n’est pas du gâteau. Mais Dieu merci ! Je suis habitée, un peu comme toutes les femmes et surtout celles qui viennent d’ailleurs, d’une capacité d’adaptation et d’une résilience incroyable. Donc j’arrive à concilier tout ça.   

Si je vous dis «enfance» et «racisme», quel est le lien que vous établissez entre ces deux notions?

C’est une grosse question. Je vais commencer par dire qu’on ne naît pas raciste, on le devient. Pendant la pandémie, j’ai participé à la mise en place d’une page sur les réseaux sociaux qu’on appelle « Biblio afro jeunesse ». C’est un collectif de parents partageant ses coups de cœur en littérature jeunesse qui met de l’avant des personnages racisé.es.  On parle donc de racisme. En tant qu’éducatrice, j’ai compris qu’il fallait éduquer les enfants à cette problématique, mais surtout sensibiliser les parents pour avoir des adultes plus ouverts et respectueux de la différence. Sur cette page, on parle de tout ça.  De la connaissance de soi et du rapport à l’autre.

Pensez-vous que l’éducation peut constituer un outil efficace pour lutter contre le racisme?

Définitivement, oui. C’est ce que j’essaie de faire en tant qu’éducatrice à l’enfance. Il faut expliquer avec beaucoup de pédagogie aux enfants le pourquoi des différences, mais ceci avec les mots d’enfants. Il faut savoir que quand on éduque les enfants, on éduque aussi indirectement les adultes.

Est-ce que vous vous considérez comme une féministe?

Oui. Mais avec une perception différente. Quand je regarde la société dans laquelle je viens, on ne parle pas forcément d’égalité entre l’homme et la femme, mais plutôt de complémentarité. J’ai lu les écrits d’Huguette Nganga Massanga et j’aime bien son approche de la question.

Quel est le lien que vous avez aujourd’hui avec le Congo en dehors de la musique?

J’avoue que ça fait un moment que je n’y suis pas allée. Mais j’ai un lien fort, puisque j’ai ma famille s’y trouve. Mon père y est. Au fur et à mesure que le temps passe, je pense à y retourner.

Un concert au Congo, possible? Et pour quand?

C’est dans les plans. On travaille là-dessus.

Quels sont vos projets musicaux dans un futur proche?

On va finir cette tournée canadienne. Puis on va préparer la tournée européenne Incha’Allah et puis il y a le 2e album qui est en construction. J’envisage aussi dans un avenir proche des collaborations avec des artistes de chez moi.

Vous avez carte blanche pour conclure notre conversation.

Je dirai simplement deux mots. « Sala » « Sambila » qui veulent dire travailler et prier.

Par Larios Mavoungou

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