Ce matin, Paul Savoie

Ce Matin est le plus récent recueil de poésie de Paul Savoie, paru aux Éditions David en 2020. Directeur général du Salon du livre de Toronto qui existe depuis 1993, Paul Savoie est un poète, romancier, nouvelliste, traducteur et musicien canadien. Auteur d’une quarantaine de livres, le natif de Saint-Boniface est deux fois récipiendaire du Prix Trillium (en 2007 pour son recueil de poèmes Crac et en 2013 pour Bleu bémol). Il a également reçu le Prix du consulat général de France en 1997, pour l’ensemble de son œuvre, et le Prix Champlain en 2012 pour Dérapages.

Il est des moments où tout devient sombre autour de nous. Plongé dans un état d’abattement, l’on n’est qu’une loque sans force ayant de justesse survécu aux soubresauts de la vie, un impuissant vestige alangui de la cruauté d’un monde où la tempête souffle sans cesse. Et n’hésite guère à saborder même la corolle des fleurs qui porte pourtant l’espoir d’un bonheur à venir. Les mots pour le dire s’évadent, l’on devient aphone, et la mémoire semble formatée.

C’est le vide total/c’est-à-dire ce qui reste/après les ravages/de la tempête secrète/qui sévit/depuis que ce siècle impitoyable/détonne/contre la conscience/déclenche ses milliers/de tremblements de cœur/depuis que ses coquelicots/mitraillent de pavots/les fronts/cisaillent les écrans des rêves/en bandes cristallines/aussi liquides qu’une lave/coulant indomptable/le long de l’iris

Malgré ce matin au présage nébuleux,

Il faut recouvrer les traces/de ce que les pieds ont foulé/et les mains effacées/pas pour déconstruire/plutôt dans l’acte de tendre/chercher à frôler/étreindre/ce qui s’étiole/lorsque les chapiteaux/les poutres/les arcs/les échelles/imposent leurs tracés/alors que les nerfs/tissent leurs portiques/en charpentes d’infini

Il faut bien trouver la force d’avancer, de faire taire le silence devenant assourdissant, de chasser le vide. Les mots parviennent au bout de l’effort. Le silence cède la place au bruit.

Un bruit/[qui] monte/en taches d’encre de Chine/sur la feuille/alphabet de l’attente/mouvance vers le premier mot/le halètement/le grondement du cœur/dans les imperceptibles tremblements/de la main/qui dicte au souvenir/l’ossement du jour

Le bruit vient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Il est porteur d’un message. Le message de l’espérance. L’espérance de la mise en branle de l’absence. Mais il faut pouvoir capter ce message, aussi compliqué à décoder qu’il soit : « Quelque chose se dit/en réverbérations/difficiles à déchiffrer/petites boîtes/trop longtemps enfouies/au fond de la mémoire/fleurs vertigineuses/prêtes à germer ».

Le jour se lève enfin, revêtu de sa plus belle parure : le soleil. Ce lever de soleil est de grande préciosité. Il dévoile toutes les espérances d’un jour nouveau, dont la matinée semble différente des autres à cause de « ses tsunamis », « ses ombrages » et « ses tourbillons ». La fenêtre est cette passerelle qui s’ouvre à l’horizon et projette. L’ouverture fait éclore la beauté de la nature et laisse transparaître les premiers rayons solaires réparateurs et libérateurs.

J’ouvre les volets/afin de tendre contre l’iris/le précieux lever/clé qui libère la peau/et les nerfs/et de son grincement/greffe sur la paupière/l’image à déconstruire/l’écaille à soustraire/de son propre mouvement/le rythme et la profondeur/à donner/aux ruées infinitésimales/du soupir/qu’exhale/l’aube

L’on retrouve peu à peu sa forme des autres matins. L’inspiration est plus fluide. La disette de mots du départ se rue progressivement vers une floraison continue. Les idées emplissent la mémoire. Tout s’ordonne et l’on se laisse emporter. Mais l’écho du désir est persistant et perturbant :

C’est un écho/non/c’est autre chose/qui n’a pas encore de nom/une langueur/une lassitude/une désespérance espiègle/insistante/un sang vorace/qui fait ses ravages dans les artères du désir/cela ose s’annoncer/s’impose/s’inscrit quelque part/à l’intérieur du mot enfin prononcé

Ce recueil de poèmes de Paul Savoie est à l’image d’une vie. Le poète explore l’Homme de manière allégorique dans ses réalités quotidiennes. Il présente un « moi » tiraillé entre la joie et la douleur, l’espérance et la désespérance, la peur et le courage, la force et la paresse. Chaque destinée s’entoure d’incessants rebondissements et s’accompagne de surprises, qu’elles soient agréables ou désagréables. Les saisons sont aussi nombreuses que protéiformes. Les unes sont moins clémentes les autres. Il faut savoir le comprendre et s’y accommoder !

Boris Noah

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous aimeriez lire également:

La fatigue de la haine – Daniel Guénette : l’élégie d’un monde en sursis

Dans La fatigue de la haine, Daniel Guénette explore cette zone crépusculaire où la beauté du monde côtoie sa destruction annoncée. Entre célébration fragile et désarroi lucide, ce recueil poétique interroge notre époque avec la délicatesse d’un observateur qui refuse autant la complaisance que le désespoir. À l’heure où les idéaux s’effritent et où les consciences semblent engourdies, le poète propose une méditation élégiaque sur ce qui demeure encore à sauver de l’émerveillement.

Lire plus

Une poétique du vertige : lecture critique de « Trop d’enfants sur la Terre » de Paul Chanel Malenfant

Il arrive que la poésie n’adoucisse rien. Qu’elle creuse au contraire, avec une précision d’orfèvre, les entailles de l’enfance, les failles du langage et les silences de l’Histoire. Dans Trop d’enfants sur la Terre, Paul Chanel Malenfant ne cherche ni la consolation ni l’absolution. Il orchestre plutôt un chant grave et sensuel, hanté par la mémoire et traversé de voix — celles des enfants disparus, des poètes aimés, des douleurs tues. Ce recueil, à la fois intime et érudit, tisse une constellation d’échos pour dire ce que vivre coûte, et ce que la beauté sauve.

Lire plus

« Les entrailles – Objets dramatiques » de Claude Gauvreau

Les entrailles – Objets dramatiques est bien plus qu’un simple recueil de textes : c’est une résurrection. Pensé de longue date par Claude Gauvreau, figure emblématique de l’avant-garde québécoise et pionnier de l’automatisme, cet ouvrage n’avait jamais vu le jour tel qu’il l’avait imaginé. Ce n’est qu’en 2023, grâce au travail rigoureux de Thierry Bissonnette, écrivain et chercheur passionné de l’œuvre gauvréenne, que le projet original a pu enfin se matérialiser.

Lire plus

« Rupture et avènement » de Lélia Young : une poésie de fracture et de lumière

Le titre Rupture et avènement résume toute la dynamique du recueil : entre effondrement et élévation, il désigne ce point critique où l’humain bascule de l’ombre vers la lumière. On y lit à la fois la douleur d’un monde fragmenté et l’espérance d’une conscience renouvelée, unifiée, cosmique.

La quatrième de couverture évoque un « cri d’espoir dans le désespoir d’être ». Ce souffle paradoxal évoque Paul Éluard ou René Char, poètes de la lucidité traversée d’espérance. La voix de Lélia Young se place dans la continuité de cette poésie qui ne nie ni la chute ni la lumière, un chant à la fois mystique et cosmologique, proche de Saint-John Perse, Césaire ou Novalis.

Lire plus

« Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »

Publicité

un Cabinet de conseil juridique et fiscal basé à Ouagadougou au Burkina Faso

Devis gratuit