Le cimetière des abeilles d’Alina Dumitrescu

Analyse littéraire

Nos rédacteurs chevronnés décortiquent, décomposent, passent les ouvrages littéraires francophones au peigne fin pour observer le sens, la structure et la portée d’une parution récente ou vous font redécouvrir un grand classique. 


Honneur à Alina Dumitrescu, Le cimetière des abeilles, Montréal, Triptyque, 2017.

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ne Roumaine, femme, immigrée au Québec dans la ville de Montréal, immigrée de toutes ses origines et obligée par le conditionnement d’essayer d’oublier la langue des origines. Privée de la langue avec de nouveaux amis, privée de la langue parce qu’elle doit aider ses enfants à intégrer la nouvelle société. Frappée par le souvenir des origines et les précarités de l’exil, elle s’exprime dans un français au départ approximatif, teinté de roumain. Plus tard, cette langue française devient obsessionnelle, comme un nouvel amour. Elle s’exprime en français, écrit en français. Elle est amoureuse du français. 

La narratrice qui évolue dans un univers imaginaire fait d’abeilles, dans une nouvelle ville, une nouvelle langue exprime son regret de ne plus pouvoir parler sa langue d’origine et d’être incapable de jouer le rôle de la mère qui est, traditionnellement, celui de la transmission de la langue. Il faut non pas, transmettre une langue ici, mais il faut l’apprendre en même temps que sa progéniture. Cette narratrice fait penser à Alina Dumitrescu qui a grandi au sein d’une culture où la langue et le livre avaient une certaine importance. Il s’agit, dans les cimetières de son enfance, de la petite fille, qui recueille des cadavres d’insectes. 

Le mot langue revient très souvent dans ce récit, notamment dans les premières lignes. Ce soliloque qui traverse toutes les lignes du livre montre que pour la narratrice, la langue française demeure essentielle, malgré tout. C’est la langue de l’espoir, la langue du neuf, la langue, on va dire « de tous les possibles ». 

Le Cimetière des abeilles, c’est l’histoire de l’exil. 

Dès les premières lignes, la narratrice évoque les lieux, la langue française symbolisée par Paris, la capitale de la culture, le lieu de l’expression du français par excellence.

Les Français ont été, depuis des siècles, ceux qui savaient; ils savaient pour Dieu et les cathédrales, pour les tissus et les mariages morganatiques, les bateaux, les lois et l’art, la mémoire et l’extraordinaire sens de la formule.

On comprend, de ce fait, que la langue française est mise en avant dans le récit. La langue est un prodige et la narratrice lui donne une certaine configuration, une énergie et un lieu. On retrouve ainsi dans son récit, une référence constante à la langue qui devient un élément du salut, un tisseur de lien, une possibilité d’intégration.  

Maintenant, c’est dans le français que je m’abrite

Le cimetière des abeilles est incontestablement un hommage à la langue. Ici, langue peut signifier le roumain ou bien le français. La langue roumaine est désormais dans le souvenir ou plutôt dans les origines; mais elle reste pour la narratrice une assise de langue française : c’est le roumain qui lui a permis de parler le français. 

Atterrie dans une province francophone, la narratrice est consciente qu’il faut intégrer et la langue est l’élément fondamental de cette intégration. Les enfants s’expriment en français. Ce qui conduit leur maman à s’appliquer non simplement pour son intégration extérieure, mais aussi pour son intégration au sein de sa propre famille.

Mes fils ne peuvent pas goûter aux subtilités de la langue qui m’a bercée et par laquelle j’ai eu accès aussi au français. Mes fils me sont devenus étrangers pour une vie meilleure, un avenir radieux. Je suis sortie du rang, de ma lignée, je suis sortie aussi de mon continent. Émigrer, l’énorme blague, je me cherche ailleurs pour voir si j’y suis. Et la plupart du temps, je n’y suis pas

Le français, langue de l’exil, devient donc l’identité de l’immigrée. 

Le processus d’immigration sous-entend toujours la question de la langue (qui peut aussi se manifester par l’accent). La narratrice se sent obligée de migrer même quand il lui faut parler. Cette immigration de la langue concerne en général toute personne qui quitte ses origines pour vivre dans un autre lieu. La langue devient donc aussi le lieu de la rencontre avec une culture et avec autrui. C’est pour cela qu’en tant que mère, elle essaie de sauver la langue d’origine sans grand espoir. Elle perçoit le manque, mais elle se sait limitée, et elle ressasse. L’imaginaire, le souvenir devient le lieu des origines. La langue française devient un pays, le pays de l’immigration. 

Si Le cimetière des abeilles aborde d’autres thématiques, celle de la langue m’a semblé la plus présente. Parler comme on vit et comme parlent ceux qui nous ont accueillis. 

Coupée en amont et en aval de ma langue d’origine, la langue maternelle rétrécit jusqu’à devenir uniquement la langue de la mère. (…)
De ma mère, je suis orpheline linguistique, de mes enfants endeuillée.
Une situation inextricable, la langue se tarit faute d’être utilisée. Les souvenirs se tarissent aussi faute d’être revisités.
La langue maternelle, devenue langue de la mère, deviendra entre nous langue morte. Nul autre cataclysme que celui de l’émigration.

Dans Le cimetière des abeilles, parler c’est s’unir, se libérer, adopter un état d’esprit. La narratrice fait aussi l’éloge de la culture française : liberté, fraternité, luxe, mode, écritures :

Je m’endors chez moi et je me réveille en Occident, en français de surcroît. Le français, c’est la culture, la grande. On parle histoire, on parle humanité et transcendance.

Le français dans le récit est personnifié et assimilé à « une grande dame ». 

Le cimetière des abeilles indique que les mots ont une importance capitale dans la vie de tous les jours :

Je vis avec le luxe des mots. Guerlain, parfumeur, évanescence, entre la poire et le fromage, apéritif, incongru.

Bénie, soit la langue! Bénis soient les mots!

Le style particulier de l’auteure ne fera certainement pas l’unanimité, mais n’est-ce pas dans son originalité que l’on reconnaît la force d’un auteur  Dans une langue vive, puissante et imagée, Alina Dumitrescu dessine un récit d’apparence complexe, mais très accessible si l’on essaie de faire comme elle : faire vibrer les mots avec les mots, les silences avec les silences

L’intérêt de lire une œuvre fictive c’est qu’elle nous tient par le côté le plus sensible. Ainsi en est-il de l’œuvre d’Alina Dumitrescu, écrivaine québécoise d’origine roumaine. Elle a publié en 2016 ce récit autobiographique intitulé Le cimetière des abeilles. Un titre certainement significatif pour elle, mais que l’on peut interpréter de plusieurs manières. Les abeilles n’ont rien d’imaginaire. Elles existent bel et bien. On les lie souvent au miel et le miel symbolise la douceur et la saveur. Cependant plusieurs personnes ignorent que toutes les abeilles ne produisent pas de miel. C’est d’ailleurs la majorité, celles qui se nourrissent du nectar des fleurs. Il existe aussi des abeilles d’hiver qui vivent plus longtemps et celles d’été qui ne résistent pas au-delà d’un mois. Parmi elles, il y en a des solitaires, des sociales et des domestiques. La première question que je me suis posée en tant que lectrice c’est exactement de quel type d’abeilles parle l’auteure et pourquoi le cimetière comme lieu alors que l’on sait que le cimetière c’est le symbole de la mort, une vie qui n’existe plus, une désespérance. Au-delà du cimetière il n’y a plus d’espoirs sur le plan humain :

Nos pommiers en fleurs courent de la rue jusqu’au fond du jardin. Les ruches en enfilade suivent cette ligne parfumée et bourdonnante. Notre clôture et celle de nos voisins forment, au point de rencontre, un coin d’ombre humide et secret.
C’est précisément là que chaque été, pendant les grandes vacances, je fais un cimetière pour mes abeilles.
J’en trouve souvent par terre, mortes d’épuisement, pendant la période la plus intense de la récolte. Elles ont beaucoup de bras en croix, les yeux fermés et des dards inoffensifs.
Je me mets près d’elles des fleurs de camomille, une par tombe, et des croix en allumettes. 

En conclusion, deux idées me viennent en tête. 

En ce qui concerne la première, je dirai qu’Alina Dumitrescu, comme tous les écrivains de l’exil, comme Ionesco, comme Kundera, comme Perec, Malraux ou Manoukian, pose une question pertinente qui concerne tous les immigrants de la terre : comment un exilé peut-il naître à son Nouveau Monde sans renier ses origines  Il y a, en outre, cette autre question fondamentale de l’immigration : comment passer d’émigrant à immigrant et demeurer intact? Comment penser le vivre ensemble?

Et la deuxième idée?

Je vous invite à découvrir cet extrait de Andrés Trapiello dans Les cahiers de Justo Garcias :

(…) tous ces liens imaginaires que tu serais parfois tenté de tisser avec le passé, eh bien tout cela n’est bien entendu qu’une gigantesque supercherie mortelle. Renoncer à ses origines, il faut absolument renoncer et même se retourner systématiquement contre ses propres origines, renchérissait Roman. (…) Dès que tu auras franchi les frontières considère-toi plutôt comme une sorte d’apatride qui se réjouit de n’appartenir à rien ni à personne (c’est ce que je m’efforce de penser jusqu’à aujourd’hui), dis-toi qu’un renégat, qu’un ingrat ou qu’un amnésique déterminé valent toujours mieux qu’un idiot sentimental que le souvenir de la patrie fait chavirer, un idiot qui participe donc sans le savoir à son propre anéantissement. 

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