Liv Maria de Julia Kerninon

Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux? Leur vérité, ou plutôt leur couverture? Leur vernis, ou leur écorce? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important?

La remarquable et adéquate résonance qui accompagne le roman de Julia Kerninon en dit long sur son contenu.

Voici ce qu’en dit la quatrième de couverture : «Liv Maria est la fille d’une insulaire bretonne taiseuse, et d’un norvégien aimant lui raconter les histoires de ses romanciers préférés. Entouré de l’amour de ses parents et de ses oncles, elle a vécu sur l’île natale de sa mère dans un milieu protégé avec une douce quiétude et une certaine liberté jusqu’à “l’évènement” qui lui fera quitter le cocon familial. Arrivée à Berlin comme jeune fille au pair, elle va vivre une histoire d’amour forte qui se terminera contre sa volonté. Simultanément un deuil familial l’amènera à voyager, à grandir et à rencontrer un deuxième amour sincère. Mais aura-t-elle le droit ou se donnera-t-elle le droit de le vivre vraiment? »

Ce qui m’a frappée d’emblée dans ce roman, c’est le style qui est à la fois intelligible et philosophique (dans le sens de l’étonnement). Dès les premières phrases, Julia Kerninon embarque son lecteur dans une vague d’agitations, dans une pensée précise, dans une thématique précise, dans un lieu précis, dans un infini déversement agissant où chaque mot porte un sens, où chaque cadence est investie et où chaque pensée est touchante.

Liv Maria brasse plusieurs spécificités, des spécificités qui se résument en une seule histoire, celle du personnage principal. Plusieurs spécificités tournent autour de l’histoire, de la langue, des origines, des voyages, des échecs, des espoirs, des rencontres, du sexe, des desseins, des destins, de la vérité et du mensonge, et de l’amour.

J’oserais affirmer que Liv Maria, le personnage principal, est une femme libre dans le sens le plus substantiel du terme, où ce qui compte pour elle c’est d’abord la paix de son propre cœur et son bien-être. Son monde intime se formule autour d’une lutte permanente axée sur la vérité et le mensonge, la passion sexuelle et amoureuse, la colère et la joie, les culpabilités et les espérances, les traditions et les libertés.

Avant l’âge de 16 ans, la vie de Liv Maria bascule. Elle est victime d’une agression sexuelle de la part d’un voisin. Pris de panique, ses parents décident de l’envoyer à Berlin pour la protéger des malfaiteurs qui conservent encore l’idée selon laquelle que toute femme est avant tout une vulve et une paire des seins. C’est donc en arrivant dans cette ville qu’elle fait l’expérience de sa liberté qui va aller de pair avec le dévoilement de sa féminité. Elle tombe amoureuse de son professeur d’anglais et décide de vivre à fond cette relation. Même s’il est marié, Fergus devient le premier homme de sa vie. et peut-être le seul amour de sa vie.

Le séjour à Berlin et le décès de ses deux parents sont les deux évènements qui conduisent Liv Maria à aspirer à la liberté au fur et à mesure qu’elle avance en âge, au fur et à mesure qu’elle découvre le monde par le biais de la littérature. Après ses études à Berlin, elle retourne sur l’île pour coordonner l’héritage de ses parents. Elle apprend à rencontrer le monde. Elle est amenée, selon une suggestion de son oncle, à partir en exploration en Amérique latine, plus précisément au Chili où elle observe la marche du monde, le tempérament des hommes ou encore une certaine misère sociale. Elle y goûte aussi les joies de la liberté sexuelle. Ces choix de Liv Maria noués à une histoire particulière, intime, légère, ouverte, merveilleuse et sublime montrent que Julia Kerninon a réussi avec un tour de force qui lui est habituel, à marier la légèreté et la rigueur, la sensibilité et l’indolence, la grandeur d’esprit et la tolérance, l’amour et la liberté.

Liv Maria est le roman d’une personne cultivée.

Liv Maria appartient à la dynastie des personnages cultivés comme Jane Eyre et autres. Elle va même au-delà parce qu’elle mêle culture intellectuelle, entrepreneuriat, liberté et amour. Elle est une femme du XXIe siècle. Sa manière d’appréhender le monde en est la preuve, car elle est marquée par des références de grands auteurs de la littérature. Son père ne vit et ne respire que par le livre. Elle-même vivra des relations fondées sur la culture intellectuelle. Elle finira libraire et Flynn, son mari qui est aussi le fils de Fergus par ironie du destin, favorisera ce penchant. Lire lui est essentiel, viscéral, organique. consubstantiel pourrait-on dire.

Pour revenir à l’auteure, je dirais que la grande culture littéraire (cf. les pages 148 et 149) de Julia Kerninon meut son écriture, fait vivre ses personnages, fonde son art. On reste admiratif devant sa plume qui mêle les registres de la raison, de l’esprit et de la sensibilité. Qu’il s’agisse de la représentation narrative, du style ou de l’intrigue, ce roman révèle le fruit d’un travail minutieux, en termes de constructions, de thématiques, de questionnements, de cadences et. de surprises aussi, tel le lien avec les amours de sa vie qui demeure la trame essentielle du roman, mais que l’on ne finit que par découvrir quand on a lu plus de la moitié du roman.

La relation que l’on tisse avec ce roman fait qu’on n’a pas envie de le lâcher, même après l’avoir lu parce qu’on pense toujours qu’il y a un sujet qu’on n’a pu aborder, parce qu’effectivement, Julia Kerninon soulève des questions importantes comme celle de la liberté féminine où la femme est, non seulement libre de choisir ses relations, mais aussi de stopper une relation, de partir quand plus rien ne va, ou de vivre avec un mensonge pour sauver l’essentiel de la relation. Mais il y a aussi la femme autonome qu’incarne Liv Maria. Elle mène des affaires et les dirige avec beaucoup de sagesse et de justesse. Elle s’associe en affaires avec des hommes. Elle attire l’attention par sa culture. Cet aspect de ce roman, de la femme libre engagée qui va à l’encontre de la représentation féminine qu’on nous a toujours présentée, une femme victime, je ne l’ai pas cerné au début de ma lecture. Mais au fond, c’est cela, il me semble.

À une époque où le statut de la femme pose encore des questions quant à sa liberté et son autonomie, Julia Kerninon donne naissance à une femme, une femme humaine, tout simplement, avec ses forces et ses faiblesses, ses sensibilités et ses grandeurs. Comme on peut le constater, son style est porté par une finesse singulière et un souffle qui relève d’une certaine expérience de la fréquentation des grandes œuvres (p. 148-149).

Doit-on mentir?

Cette question soulevée dans le roman est une question devant laquelle toute personne s’est toujours questionnée : ai-je le droit de mentir? Julia Kerninon ressuscite, en quelque sorte, le grand débat entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant : Existe-il un droit de mentir? Est-ce mentir, que de s’abstenir de faire une déclaration embarrassante qui risque de détruire toute une famille, de briser toute une harmonie?

En effet, découvrir en réalité que ce chemin qu’elle a choisi la conduira à mentir, toute la vie demeure la question centrale que se pose Liv Maria, alors qu’elle semble vivre un bonheur accompli.

Mais à présent, les phrases restaient bloquées dans sa gorge. Flynn dormait déjà, et elle avait l’impression qu’elle ne parviendrait plus jamais à trouver le repos dans ce lit, comme si elle avait mystérieusement grandi à son insu et qu’elle n’était plus adaptée à cette pièce de mobilier, à ce matelas, au fait même de cohabiter avec sa famille.

La question du mensonge dans Liv Maria m’a fait penser à quelques récits bibliques où les personnes sont confrontées à des situations embarrassantes et se sentent obligées de mentir pour protéger le plus important : la vie dans Autrui. C’est le cas, par exemple, de Sara avec Abraham lorsqu’ils arrivent en Égypte où le patriarche demande à son épouse de se faire passer pour sa sœur (Genèse 12, 13,19 ; 20, 2,5). Le deuxième exemple, c’est celui des sage-femmes qui cachent au roi la naissance des garçons pour leur éviter la mort (Exode 1, 8 — 21).

Pour conclure

Liv Maria est traversé par quelque chose de fondamentalement engageant et interpellateur. Tout en relevant la catégorisation dans laquelle la femme est emprisonnée, une révolution mature habite ce texte clair, rationnel, dont certains passages appellent à la prise de conscience individuelle. La romancière Julia Kerninon laisse entrevoir une lumière qui me fait dire qu’au cœur de cette révolution se niche une ode à la féminité, à l’altérité, à la liberté et à l’amour, une ode qui trouve une réalisation entre la fille, la femme et la mère. La fille agressée fait figure de victime, la fille amoureuse fait figure de réalisme, la femme amante et plus tard la femme mère font figure de maternité, d’émancipation et de liberté, figure finalement unique à pouvoir décider de sa vie, de son destin. Une femme, finalement, mystère ainsi que l’affirme Flynn à la fin du roman : « - Je ne sais pas, s’était-il entendu dire, c’était ma femme ».

Références : Julia Kerninon, Liv Maria, Montréal, Annika Parance Éditeur, 2020 .

Nathasha Pemba


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