Ndèye Fatou Kane : les masculinités, qu’elles soient paternelles ou non, devraient être des masculinités d’alliance

Ndèye Fatou Kane, féministe sénégalaise, a écrit sur le féminisme et poursuit actuellement une thèse de doctorat sur les masculinités à l’Université Paris Descartes. En 2022, elle a publié un livre hommage à son père : Au nom d’un père. Dans cette interview. Elle parle de son engagement en tant que féministe. Rencontre avec une missionnaire du féminisme.

Le père, même lorsqu’il a été sévère, demeure souvent le plus grand souvenir d’un enfant. Il y a un tableau de Rembrandt sur la parabole de l’enfant prodigue qui représente le Père accueillant son fils égaré et qui pose sur lui ses deux mains dont l’une représente la tendresse et l’autre la rigueur. Et on raconte aussi que le Père est à la fois Père et Mère dans sa réalité. Alors, Ndèye Fatou, quand vous commettiez une bêtise dans votre enfance, quel souvenir gardez-vous de la réaction de votre père ?

Dans le tableau de Rembrandt, la tendresse et la rigueur sont les deux éléments que je prendrai pour symboliser mon père. Dans Au nom d’un père, il y a ce passage où je narre la réaction que MTK avait lorsque je commettais une bêtise, qui le plus souvent, touchait à mon attitude en classe. Les notes, elles, ne souffraient d’aucune contestation, car bonnes; mais l’attitude dissipée posait toujours un problème. Ce qui avait le don de mettre mon père dans tous ses états. Il me disait de “garder ma main” lorsque je lui disais bonjour et pouvait passer des jours à m’ignorer. Cette attitude oscillant entre l’extrême tendresse et l’extrême sévérité a été le moule dans lequel il m’a éduquée et nos rapports fusionnels en ont aussi été émaillés.

Parlez-nous un peu de votre relation avec votre père.

Comme je l’ai dit plus haut, nous avions une relation ultra fusionnelle. Bien que n’étant pas son seul enfant (je suis son cinquième enfant et sa troisième fille), les liens qui nous unissaient dépassaient l’entendement. Et en raison de cet amour, nous pouvions tour à tour être comme deux camarades ayant le même âge. Ce qui fait qu’à mon plus jeune âge, il m’a fait entrer dans le monde d’adulte qui était le sien. Vu aussi que je porte le nom de sa mère à qui il était très lié, le symbole n’en est que plus grand … Donc, nos rapports étaient empreints d’amour et d’admiration de part en part.

Je sais qu’au cours d’une période assez courte, vous avez perdu à la fois votre petit frère et votre père. Pourquoi avoir choisi de rendre hommage (en livre) à votre père uniquement ? Peut-on parler d’influence de la part de l’une de vos écrivaines de cœur Adichie Chimamanda Ngozie ?

Il est vrai que lorsque j’ai eu vent de la parution de Notes sur le chagrin (le seul livre de Chimamanda que je n’ai pas lu), je n’ai pas voulu savoir ce qui était dedans. J’admirais de loin le courage de Chimamanda d’avoir posé des mots sur la souffrance d’avoir perdu tour à tour son père et sa mère, mais je ne pouvais me résoudre à le parcourir. Je dois avouer qu’écrire sur mon père ne m’avait pas traversé l’esprit.

Lors du premier anniversaire de son décès, j’ai écrit une lettre célébrant sa vie. Mais je n’étais pas entièrement satisfaite de son contenu, car je me suis dit qu’il y avait une multitude de choses à dire sur cet homme multidimensionnel. Tout le long de sa vie, je n’ai eu de cesse de lui demander de se poser et de rédiger ses mémoires; ce qu’il n’a jamais réussi à faire, car étant perpétuellement en mouvement. La structure même du livre en témoigne : tout d’abord, je le raconte, et ensuite je me raconte.

Toutes celles et tous ceux qui m’ont lue jusqu’ici, m’ont posé la question de savoir pourquoi j’ai très peu parlé de ma mère (toujours en vie) et de mon frère (aussi décédé). Mais la réponse est toute simple : ce livre est en hommage à MTK, je lui rends hommage, je célèbre la vie utile qu’il a eue. J’ai cependant évoqué (très brièvement, je l’avoue) mon frère et ma mère, mais Au nom d’un père est réservé à MTK. Peut-être qu’un jour, qui sait, j’écrirai sur eux aussi …

Quelle a été la réaction de votre mère en apprenant que vous écriviez un livre hommage à votre père ?

J’avoue avoir travaillé à ce livre dans le plus grand secret. Contrairement à tous mes autres projets livresques, Au nom d’un père est un livre que j’ai écrit dans le plus grand secret. À la suite d’un épisode dépressif particulièrement douloureux [car la santé mentale est aussi un sujet que j’aborde dans le livre], j’ai décidé de sortir le trop-plein de ruminations mentales liées au deuil et de les écrire. L’écriture étant la meilleure des thérapies, elle m’a permis, en sus de mes séances de psychothérapie, de mettre des mots sur mes émotions.

Dès lors, ce texte qui ne devait pas, à la base, être publié a pris la forme d’un livre, j’en ai informé ma mère, qui en a été très émue. Voir son compagnon de vie immortalisé dans un livre fut pour elle un moment fort.

En dehors de votre père, quels sont vos hommes de référence ? Pourquoi ?

À part mon père, il y a deux figures masculines que j’aime beaucoup. Le premier est Mamadou Dia, ancien Président du Conseil [l’équivalent de la fonction de Premier ministre de nos jours] du Sénégal post-indépendant, homme d’État et de culture. L’ayant connu au crépuscule de sa vie, je me suis abreuvée de lectures le concernant et j’ai appris à aimer et respecter cet homme qui demeure dans la mémoire collective sénégalaise de manière indélébile.

L’autre est Omar Pène, ma rockstar, chanteur dont les paroles ont bercé ma plus tendre enfance. Mon père et mes frères étant de grands fans de sa musique, à la maison on n’écoutait que lui. Ces chansons demeurent encore dans mes playlists quotidiennes. Panafricaniste convaincu, doté d’une très belle plume, il est mon chanteur favori.

Vous parlez de votre père certes, mais on ne peut pas ignorer que vous êtes une féministe très reconnue en Afrique francophone et ailleurs en Occident; une féministe qui de surcroît travaille sur les masculinités au Sénégal, alors quel est votre regard, partant de l’exemple de votre père, sur les notions de patriarcat et de paternité ?

Souvent, en ayant des conversations liées au féminisme et à l’égalité femmes-hommes sous nos tropiques, j’aime à considérer ces questions sous le sceau de l’alliance entre les femmes et les hommes; de sorte que les hommes fassent preuve de déconstruction pour pleinement jouer leur rôle d’alliés. En ce qui concerne la paternité, mon père a très tôt joué la carte de la paternité peu orthodoxe [et je me dis souvent qu’il m’a inoculé sans le savoir les germes de mon féminisme] en me faisant comprendre que mon genre ne me désavantageait en rien. Puis plus tard, lorsque l’idée d’écrire Vous avez dit féministe? m’est venue, je me rappellerai toujours des discussions passionnées qu’on a eues sur le féminisme, ce mot en isme qui faisait déjà couler beaucoup d’encre au Sénégal. Car il voulait comprendre, se mettre à niveau.

À l’image de mon père, je suis d’avis que dans cette marche vers l’égalité [que sous-tendent ma posture féministe et ma recherche sur les masculinités], les masculinités, qu’elles soient paternelles ou non, devraient être des masculinités d’alliance, ceci afin de briser l’hégémonie masculine et instaurer un climat d’égalité.

On va revenir au tableau de Rembrandt, mais cette fois-ci appliquée à votre expérience, le père pourrait devenir la mère; quelle est votre relation avec votre mère en tant que féministe ? Que vous apporte l’expérience de votre mère dans votre posture de féministe ? Comment vivez-vous chaque retrouvaille avec votre mère ? Votre père a-t-il de la place dans vos dialogues avec votre mère?

Dans la construction de ma posture féministe, je suis heureuse d’avoir pu puiser dans les expériences de vie de mon père et de ma mère. Ma mère, soixante-huitarde ayant vécu les années de braise de ce bouleversement mondial, me raconte ses années “de braise” et nous reproche même de ne pas être assez radicales. C’est dire … Mon père, comme ma mère, a chacun à son niveau, contribué à faire ce que je suis aujourd’hui, et je les remercie grandement du modèle d’éducation qui fut le mien. Chaque retrouvaille avec ma mère [très très souvent, car je vais tout le temps à Dakar] est teintée d’émotion.

Au fil du temps et des épreuves vécues de manière très soudée, nous nous sommes beaucoup rapprochées et sommes devenues des amies. Nous évoquons tout le temps papa et Baba [mon frère] et nous remémorons les moments passés avec eux. L’humour permet de rendre leur absence à tous les deux moins lourde, et nous nous

remémorons les bons moments passés avec eux, ce qui nous donne à toutes les deux la force d’avancer …

Il y a des analystes qui soutiennent qu’il existe deux types de féministes. Les complexées revendicatrices et envieuses de la masculinité (1) et les féministes lights qui vivent cette réalité au quotidien et n’envisagent pas de dominer les hommes, qui travaillent pour plus d’égalité et non pour le renversement de la situation ? De ces deux identifications, quel type de féminisme vous sied le plus ?

La définition intrinsèque du féminisme renvoie à une idéologie politique qui tend à instaurer l’égalité entre les femmes et les hommes dans une société donnée. Alors je ne saurai être d’accord dans la dichotomie faite entre les “complexées” et les “féministes lights”. Il est vrai qu’il est souvent fait le procès des féministes “non mesurées” et “radicales” qui choquent un peu trop et bousculent les codes. J’aime à dire qu’il y a autant de féminismes que de femmes, et chaque femme partant de sa catégorie sociale, de son vécu, peut s’insérer dans les interstices du féminisme qui lui conviennent.

Personnellement, mon militantisme féministe (qui m’a plus tard menée vers les gender studies) part d’une expérience située vécue dans la sphère professionnelle. Et à partir de là, ma posture a évolué, jusqu’à donner ce que je fais aujourd’hui autour de cette question. Je n’aime pas les étiquettes et les assignations. Je peux juste dire que rien de ce qui est féministe (partant de mon pays, le Sénégal) ne m’est étranger.

Que promouvez-vous en tant que féministe ?

L’équité

La juste prise en compte de la parole des femmes

Leur inclusion dans toutes les sphères de la société

Le respect de leur corps et tout ce qui s’y rapporte

La pose d’actes (écrits, prises de parole, récits), à laisser aux prochaines générations

N’y a-t-il pas un piège quand une féministe commence à s’intéresser aux questions masculines ? La féministe, tant qu’elle a une certaine idée de la relation homme-femme, ne risque-t-elle pas d’être tentée de l’imposer ?

Le piège qui peut subsister, à mon avis, c’est de penser que les questions féministes sont uniquement le fait des femmes, que seules les femmes doivent s’y intéresser et se battre pour qu’elles puissent avancer. Alors que dans cette société, il y a aussi des hommes. Je pense que m’intéresser à des questions masculines n’est que le juste prolongement de ma posture féministe, car dans ces questions masculines, il s’agit de déconstruire leur hégémonie, de façon qu’il y ait un vrai jeu d’alliances femmes-hommes.

On n’impose rien, on fait sa part – à mon niveau en tout cas – et comme je l’ai dit plus haut, la postérité demeure le seul juge.

Pensez-vous que la présence de votre père a exercé une influence sur votre manière de vous engager dans le féminisme ou dans votre façon d’envisager les masculinités sénégalaises…

Plutôt dans la construction de ma posture féministe, je dirais … Comme je l’ai dit tantôt, il a très tôt fait germer en moi ma fibre rebelle et revendicatrice; et le plus important, c’est le fait qu’il m’ait fait comprendre que mon sexe/genre ne me désavantageait en rien, par rapport aux garçons. Je pense que cette graine féministe qu’il a fait germer ne demandait qu’à éclore, et ça a été le cas, bien des années plus tard.

Étant un grand partisan de l’éducation non sexuée, il n’avait de cesse de houspiller mes frères pour qu’ils fassent leur part dans la maison, et ça je m’en remémore avec beaucoup d’émotion, en me disant que j’avais sous les yeux un modèle de masculinité déconstruite, sans pour autant en saisir toutes les subtilités, vu mon jeune âge à l’époque.

Vous relevez un trait distinctif de votre père : l’intensité. Vous dites : Si je pouvais trouver un autre adjectif pour qualifier MTK, je pense que ce serait intense. L’intensité dans le verbe, dans la gestuelle, dans la façon de traiter autrui. Pouvez-vous y revenir ?

Cette intensité de caractère faisait que ses amis l’avaient surnommé ‘la Rigueur’. Je pense que ça veut tout dire… Ayant construit une carrière tripartite autour du sport, des infrastructures terrestres et du transport urbain, partout où il passait, son extrême rigueur et son intransigeance forçaient le respect.

Ses réactions dans le verbe, les interactions avec autrui, étaient toujours empreintes d’un investissement hors du commun. Toutes ces raisons font que je le décris comme “intense”.

Votre père, le Grand MTK… c’est aussi la vie vécue en toute simplicité, la vie vécue avec altérité et respect, la vie accueillie et acceptée avec ses rugosités, un homme qui pleure sa mère, un homme qui écoute et observe, un homme qui s’engage… un père qui s’est mis au niveau de ses enfants pour leur enseigner les lois de la vie, un père qui accueille sans cesse. Et pour conclure, je reprends ici un commentaire de Venceslas Deblock sur l’œuvre de Rembrandt : Refuser l’amour du père, c’est (…) refuser le père tout entier. Qu’en dites-vous ?

Je suis en phase avec cette citation. Car tout ce qui est dit plus haut reflète parfaitement MTK. Tous ces traits de caractère, ces allées et venues dans la maison, sa manière de gérer tout ce monde gravitant autour de lui, ont toujours forcé mon admiration et fait que telle une éponge, j’ai absorbé tout cela. Alors, il est évident que refuser l’amour et la stature d’un père comme ça, serait absolument inenvisageable.

Un mot sur vos recherches au sujet des masculinités ?

Je suis actuellement en deuxième année de thèse. Mes recherches portent sur la construction des masculinités au Sénégal, du point de vue de la presse mainstream, telle que la presse écrite et la télévision. En partant de l’année 2012, point focal de cette recherche, je cherche à comprendre comment est-ce que dans le traitement de l’information, la titrisation, mais surtout le traitement médiatique des affaires liées aux violences sexuelles, il n’existerait pas de domination masculine sous-jacente. Et en dernier lieu, j’essaie de soulever les réactions des féministes, surtout celles de la nouvelle génération, qui résistent avec diverses stratégies face à cette masculinité portée par les médias.

Votre mot de la fin…

Un grand merci Nathasha pour cet entretien. Merci pour cette belle mise en lumière d’Au nom d’un père via Ou’Tamsi Mag.

Interview réalisée par Nathasha Pemba

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